Le corps de l’autre: Galerie Kamel Mennour, Paris

24 Mars - 3 Juin 2023
Laure Albin Guillot, Louise Bourgeois, Camille Claudel, Carole Douillard & Babette Mangolte, Leonor Fini, Camille Henrot, Annette Messager, Alice Neel, Orlan, Judit Reigl, Germaine Richier
Avant que les corps féminins n’occupent la majorité des cimaises des musées, le nu masculin prédominait dans l’histoire de l’art jusqu’au XVIIe siècle. Héroïque, athlétique, le corps des hommes incarnait une vision idéalisée d’une histoire écrite par des hommes pour affirmer leur supériorité morale et physique.
 
Entre le XVIIe et le XIXe siècle, le nu d’après modèle devient un élément déterminant de la formation académique des artistes. Il est même un exercice imposé pour participer à certains salons et y montrer et vendre son travail, excluant de fait les femmes dont l’accès aux ateliers où posent ces modèles est interdit. Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle que des ateliers privés d’abord exclusivement féminins puis mixtes, proposent à leurs étudiantes l’étude du nu : les académies Julian (à partir de 1876), Colarossi (de 1870) ou de la Grande Chaumière (de 1904). Elles offrent une alternative aux Écoles des Beaux-Arts publiques qui restent fermées aux femmes jusqu’en 1900 et les cours de nu sans restriction jusqu’en 1923. L’exercice du nu devient alors un enjeu tant politique qu’économique. Pour que les femmes puissent concourir aux grands prix — notamment au Prix de Rome — à égalité avec leurs homologues masculins, il leur faut présenter un nu. Mais respecter la bienséance impliquait que les modèles gardent leurs caleçons quand ils posaient pour les femmes ce qui disqualifiait celles-ci d’office. L’affaire sera portée jusqu’à la Chambre des députés et les modèles finiront par tomber leurs caleçons devant ces dames.
 
Pour pallier cet interdit certaines artistes s’étaient enrôlées dans l’atelier des « grands maîtres » et bénéficiaient de leur statut de praticienne pour avoir sous les yeux des modèles leur permettant de travailler à leurs propres créations. Ainsi Camille Claudel peut réaliser dans l’atelier d’Auguste Rodin L’Homme penché alors qu’elle travaille pour lui à La Porte de l’Enfer. Sa représentation d’un homme recroquevillé sur lui-même évoque une certaine fragilité jusque-là écartée des représentations masculines que Rodin reprendra sous une forme d’introspection dans son Penseur, et plus tard, Alice Neel pour représenter son compagnon toxicomane. Des années plus tard, Germaine Richier se mesurera à son tour à Rodin en faisant poser pour son Ogre un Libero Nardone vieillissant, jadis jeune homme fougueux, modèle du célèbre Baiser. À partir du XXe siècle, le corps masculin représenté par les artistes femmes devient l’enjeu d’une remise en question des représentations, des stéréotypes, et un élément de la lutte des sexes. Leonor Fini affirme sa domination féminine en se représentant assise sur le corps d’un homme nu endormi et se plait à jouer de l’ambiguïté des genres en dépeignant ses amants dans un style maniériste, rappelant combien les codes de la masculinité étaient différents à d’autres époques. Idir, le film de Carole Douillard et Babette Mangolte réactive, dans un espace public (en Algérie) principalement occupé par les hommes, une performance de Bruce Nauman réalisée à l’origine dans l’intimité de son atelier. Le déhanchement provoqué par une accentuation de la marche évoque une « féminité » possible du corps masculin. Dans l’oeuvre de Judit Reigl, la quête d’une égalité passe par une indifférenciation sexuelle. Ses hommes, dont les traits se confondent d’abord avec ses écritures en masse plus abstraites, sont à la fois masculins et asexués, l’artiste évacuant le pénis pour ne garder que ce qui les rattache à son propre corps à elle.
 
Dans une histoire de l’art qui fait la part belle aux hommes et relègue les femmes à la marge, les artistes renversent les genres en rejouant des oeuvres iconiques de la modernité : L’Origine du monde de Courbet devient L’Origine de la guerre d’ORLAN, l’Olympia de Manet — portrait grandeur nature où le modèle féminin  s’affirme comme sujet — devient cette odalisque masculine se masturbant devant son écran d’ordinateur chez Camille Henrot. Renversant le male gaze — ce regard d’objectivation des femmes par les artistes hommes — Annette Messager mitraille, avec son appareil photo, les braguettes des passants. À travers le corps masculin se définit ainsi une représentation d’un désir féminin qui s’affirme dans la sphère publique, dépeignant les hommes comme objets de désir, à l’instar des études de nu de Laure Albin Guillot dès les années 1920, quand ils ne sont pas réduits à leur seul phallus chez Louise Bourgeois. Cette exposition propose de regarder à travers quelques artistes le renversement de l’altérité au moment où « l’autre sexe » n’est plus celui des femmes.

 

— Christian Alandete, commissaire de l’exposition

 


 

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