Propos recueillis par Claude Schweisguth (conservatrice au cabinet de dessins du cente Georges-Pompidou), Art Absolument, printemps 2003
Elle aurait pu me parler de tout ce qu'elle aime pendant des jours et des nuits sans restrictions de style, de temps ou de lieu. Alors, avec cette passion qui la caractérise, elle évoque dans cet entretien (qu'elle a un peu retouché par écrit) quelques unes des oeuvres qui l'ont touchée.
D'emblée elle fait allusion à un texte de Gebet [cité dans le livre d'Edmund White : Jean Genet p. 400], où il raconte une expérience qu'il aurait eue dans le train et qu'elle-même a récemment revécue dans le RER : « En face de moi était assis un homme d'un certain âge, corps et visage sans grâce, usé ; accidentellement nos regards se sont croisés, un éclair de seconde, et j'ai reconnu son identité. » Elle enchaîne alors avec les mots de l'écrivain : « ...Son regard n'était pas d'un autre : c'était le mien que je rencontrais dans la glace, par inadvertance et dans la solitude et l'oubli de moi. » Cette présence (mot sur lequel elle reviendra souvent) où l'unique et l'universel sont ensemble, non pas par fusion, mais simplement par l'expérience vécue de cette même identité entre la substance (cachée mais toujours là) et l'individu qui se greffe dessus, c'est le propre de l'art.
Tout à coup il s'agit du livre de la grotte de Chauvet qu'elle a acheté à sa parution et de ces lions qui courent après une proie, profils félins dont la présence condensée lui ont rappelé de façon surprenante la fresque de la Découverte de la vraie croix par Piero della Francesca à Arezzo (elle ne l'a pas revue depuis 1947). On y trouve également des profils en concentration profonde, mais se sont des profils d'hommes en contemplation devant la vraie croix retrouvée. Tout sépare ces deux oeuvres : d'un côté la férocité sauvage, de l'autre l'adoration, le ravissement sublime. Pourtant c'est la même présence consommée dans les deux, à 30 000 années de distance.
Dans la grotte de Lascaux, il y a un puits (20 mètres de profondeur) sur la paroi duquel est gravé un homme blessé à mort tombé à la renverse ; à sa droite un bison blessé mortellement, aussi par des flèches, retourne sa tête vers ses entrailles sorties de son ventre. En quelques traits – mais quels traits! - tout est dit. Le très grand art. Que ce soit les magnifiques Titien, le Martyr du faune Marsyas, l'ultime Pièta ou ou bien la fresque du Jugement dernier de Michel-Ange, la sensualité de la chair magnifiée de Rubens, le souffle de Shitao et Routes principales, routes secondaires de Paul Klee, Malevitch ou Lascaux, les cultures, les lieux, les techniques, les temps passent, l'essentiel reste le même.
Bizarrement, l'ouverture à une autre culture passe quelquefois par une apparente incapacité. Cézanne et cette ouverture au delà de l'Europe. Ces baigneuses, il les maltraite, les raccourcit, les surélève, rate et recommence six, huit années de suite, massacrant, tuant ainsi l'art académique, tuant Bouguereau ! Ces baigneuses deviennent statues africaines, masques nègres, le local devient universel. Les fétiches barbares deviennent l'art premier. L'art roman et l'art gothique occultés pendant des siècles sortent des limbes ! De nouveau lisible !
Abstraction ou figuration ? Pendant des décennies, on polémique autour de ce problème ou plutôt faux problème du XX siècle. Pour trancher voici un seul exemple : Malevitch et ses deux chefs d'oeuvre : le Carré noir sur fond blanc [1920], l'icône même du XXe siècle comme on le constate sur la photo bouleversante de son enterrement : la foule suit son cercueil posé sur un camion qui ouvre le cortège funèbre et, sur le devant de celui-ci il y a le Carré noir sur fond blanc qui est érigé en étendard, c'est ce tableau même qui guide la foule, comme le Pantochrator ou le Saint Michel des processions religieuses d'autrefois. Voilà l'icône parfaite, la plénitude non humaine qui coïncide avec l'époque !
Or, le Malevitch quelques années plus tard peint un tout petit tableau figuratif L'Homme qui court, 1933-34 (coll. MNAM, centre Georges Pompidou). La tête est rongée, disloquée, ne reste que la barbe flottante, ses jambes, son tronc : c'est l'angoisse même qui court. Les lignes en bas de la toile, c'est la révolution qui se divise, se dévore devant deux maisons en flammes. Je constate la même présence non humaine dans ce tout petit tableau figuratif et dans la toile abstraite. Même présence non humaine mais, paradoxalement, elle habite dans l'Homme qui court le corps d'un être humain et le grandit à l'infini. (Heidegger l'a parfaitement compris). A ce niveau il n'y a pas d'art abstrait ou figuratif, c'est pareil.
Or, le Malevitch quelques années plus tard peint un tout petit tableau figuratif L'Homme qui court, 1933-34 (coll. MNAM, centre Georges Pompidou). La tête est rongée, disloquée, ne reste que la barbe flottante, ses jambes, son tronc : c'est l'angoisse même qui court. Les lignes en bas de la toile, c'est la révolution qui se divise, se dévore devant deux maisons en flammes. Je constate la même présence non humaine dans ce tout petit tableau figuratif et dans la toile abstraite. Même présence non humaine mais, paradoxalement, elle habite dans l'Homme qui court le corps d'un être humain et le grandit à l'infini. (Heidegger l'a parfaitement compris). A ce niveau il n'y a pas d'art abstrait ou figuratif, c'est pareil.
Quelques remarques encore sur la continuité dans l'art. J'ai vu cet été un événement capital : une exposition de huit peintures de Francis Bacon d'après l'oeuvre de Van Gogh Le peintre sur la route de Tarascon. J'ai rêvé de nombreuses années de cette série, de les voir ensemble, sans vraiment y croire. Or, par une chance énorme les voilà ! Viatique pour le XXe siècle juste terminé mais espoir aussi pour le XXIe siècle qui commence. Bacon peint dans les années 50 son aîné Vincent, marchant vers le motif de la route de Tarascon avec son matériel. L'artiste s'inspire d'une reproduction dont l'original fut détruit dans un bombardement à Dresde en 1945. Cependant il va plus loin, jusqu'à en faire la passion même de Van Gogh. L'original peint peu après l'arrivée du peintre à Arles en juillet 1888 respire encore l'espoir, semble léger, presque impressionniste à côté des toiles de Bacon qui revit le destin tragique de l'artiste jusqu'à sa mort. Il en fait un chemin de croix en huit étapes que van Gogh a pleinement vécu. Les huit tableaux sont en quelque sorte les autoportraits de Vincent supplicié, exécuté, achevé par Bacon. Parfait exemple de la continuité dans l'art : le peintre peut en enjambant le temps accomplir ici et maintenant, par l'intermédiaire de sa propre présence charnelle, ce qu'un autre artiste n'est plus en mesure de réaliser. Ces chaussures usées devenus plomb, ces visages meurtris, ces corps torturés, Bacon fait en peinture ce que Artaud fait par le verbe dans son Van Gogh, Le suicidé de la société. Dans l'avant dernière toile, Vincent n'est presque plus visible dans le lointain, notre attention est attiré seulement par le disque jaune vif sur son corps miniature qui disparaît. Puis, dans la dernière toile de la série, le peintre n'est plus là, enseveli. Restent le terrain, les herbes sauvages, les ronces, les arbres comme des gibets, une désolation vide, sans présence humaine. Passion jusqu'à la dissolution. Ces oeuvres sont terribles et on ne peut plus belles, car le ratage, la rage, l'impuissance et l'acharnement de Bacon créent un plus (comme les Baigneuses de Cézanne). L'art se dépasse, va au-delà de la peinture. On pourrait parler de Philip Guston, de la Ravine (1979), même dépassement. Ou le dernier Autoportrait de Bacon à la fin de sa vie, un triptyque (1985-86) dans lequel sa souffrance, sa violence, sa révolte se transmuent en acceptation sereine. Ou encore un chef d'oeuvre d'Anselm Kiefer : Les oeuvres de la nuit (1997).
Aujourd'hui, au XXIe siècle, le néant guette la peinture. Le rasoir d'Ocham a trop bien fait son travail, par élimination, destruction, réduction, décomposition. Fin de la peinture, mort de l'art ? C'est le moment de la vidéo, de la photo, du film, de l'installation. Mais tout cela peut être aussi l'art. Je crois que Bill Viola est un grand artiste. Seulement il s'agit toujours de l'image reproduite mécaniquement. Or la peinture possède un plan, une dimension qui est proprement la sienne et irremplaçable. La peinture est une sécrétion humain, travaillant directement dans la chair de la matière. Il y a une présence physique immédiatement, viscéralement vécue. Dans la peinture, c'est la chair qui devient verbe.
Et cette sécrétion chimique, alchimique, continuera avec de hautes et basses périodes, mais sera toujours présente tant que l'homme vivra encore sur cette terre ou même peut être ailleurs sur une autre planète, quelque part dans le transfini des univers.
Et cette sécrétion chimique, alchimique, continuera avec de hautes et basses périodes, mais sera toujours présente tant que l'homme vivra encore sur cette terre ou même peut être ailleurs sur une autre planète, quelque part dans le transfini des univers.
L'éloge terminé, je voudrais juste mentionner une découverte que j'ai faite récemment qui concerne mon travail.
En regardant les images à la télévision le 11 septembre, j'ai eu comme tout le monde un choc terrible : la destruction des Twin Towers à New-York. Puis j'ai eu un autre – ahurie – quand les corps commençaient à tomber, car cela me concernait personnellement. Ces corps en chute, c'est exactement ma problématique picturale (depuis les années 60) qui s'incarnaient dans mes yeux sur l'écran. Quelquefois immobilisés par l'arrêt de l'image, les corps semblaient monter autant que descendre, ou bien flotter dans un espace indéterminé. Oui, ce que je voyais sur l'écran, c'était ce que j'essayais de résoudre en peinture par différentes séries depuis 1966 jusqu'à aujourd'hui. Série figurative puis, de 1974 à 1988, abstraite et de nouveau les corps. La même montée-descente, le même flottement, qui devient flux vertical, mais aussi horizontal dans les oeuvres abstraites. Depuis novembre 2001, la nouvelle série New-York, 11 septembre continue dans le même mouvement, sans rupture, avec quelques détails en plus évoquant un lieu existant, pans de murs, carcasses, flammes.
En regardant les images à la télévision le 11 septembre, j'ai eu comme tout le monde un choc terrible : la destruction des Twin Towers à New-York. Puis j'ai eu un autre – ahurie – quand les corps commençaient à tomber, car cela me concernait personnellement. Ces corps en chute, c'est exactement ma problématique picturale (depuis les années 60) qui s'incarnaient dans mes yeux sur l'écran. Quelquefois immobilisés par l'arrêt de l'image, les corps semblaient monter autant que descendre, ou bien flotter dans un espace indéterminé. Oui, ce que je voyais sur l'écran, c'était ce que j'essayais de résoudre en peinture par différentes séries depuis 1966 jusqu'à aujourd'hui. Série figurative puis, de 1974 à 1988, abstraite et de nouveau les corps. La même montée-descente, le même flottement, qui devient flux vertical, mais aussi horizontal dans les oeuvres abstraites. Depuis novembre 2001, la nouvelle série New-York, 11 septembre continue dans le même mouvement, sans rupture, avec quelques détails en plus évoquant un lieu existant, pans de murs, carcasses, flammes.