Judit Reigl - "Homme", "Drap, Décodage", "Guano": 28 avril 1973

PUBLIÉ DANS le catalogue d'exposition « Judit Reigl », Galerie Rencontres, PARIS, 1973

 

 
Exclusivement de la peinture abstraite. Pendant 13 ans. Une sorte d'écriture en masse, sur fond blanc. 
 
A partir de février 1966, cette même écriture se métamorphosait indépendamment de ma volonté, plutôt contre celle-ci – en forme de plus en plus anthropomorphe, en torse humain.
Imperceptiblement d'abord, puis de plus en plus consciemment après 1970, j'ai essayé d'intervenir, de souligner l'aspect émergeant de ces corps dressés.
 
En mai 1972, j'ai montré une vingtaine de ces toiles (1966-1972) nommées « Homme », à Rencontres. Alors, j'ai pensé réussir une analyse de ma démarche des six années antérieures. J'ai cru tirer deux conclusions pour la continuation de mon travail : 1° pousser cet homme jusqu'à sa libération complète, jusqu'à son envol, 2°rendre cette peinture plus lisible, plus accessible.
 
En automne 1972, tout était démenti par la pratique. Pendant 4 mois, j'ai raté des toiles sans pouvoir en réaliser une seule. J'ai dû m'arrêter. Mon analyse n'arrivait pas à pénétrer mon inconscient dont le jeu majeur consiste à passer outre aux ordres venus du mental.
 
La percée initiale est devenue mur : percée 1966-70 due au soulèvement de l'inconscient tant qu'elle était soutenue par « l'apport de valeurs basses » (G.Bataille), tant que je faisait partie de ceux qui s'accumule « la force d'éruption » et qui « sont nécessairement situés en bas » (G.Bataille). Mur obstruant l'ouverture (1971-72), au fur et à mesure que j'ai voulu diriger cette révolte, aller au-delà des contradictions, atteindre un but de libération : mon inconscient m'avait lâchée. Je ne pouvais plus dans ma pratique, poursuivre cet homme qui s'envole...Evasion icarienne. peut-être recherche camouflée de sur-homme ? Sur-ego ?
 
Simultanément, ma deuxième décision provoque un heurt, plus rude encore, avec « le monde insupprimable de l'utilité rationnelle » (Bataille). Autre mur ! Car, si l'on peut considérer que le premier – échappatoire icarienne – n'est que fantasme individuel, le second interdit l'accès à un monde réel, un domaine qui nous concerne tous, une inscription dans le champ social et politique.
 
Maintenant (février 1973) j'essaye de miner ce deuxième mur. J'agrafe des draps transparents sur ces « Homme ». En les voilant ils deviennent opaques, presque non inscrits. Sur ces corps niés, je fais le relevé, ou plutôt – par touche – par tache – je défais les formes, l'élan, le dynamisme de l'écriture, les tensions de ceux-là. Je les décompose, les décode, abolissant leurs armatures noires, cette carcasse noire des masses protectrices, pourtant indispensable jusqu'ici, avec son épaisseur affirmative et son contraste absolu contre le fond blanc. J'immerge. Je peins sur ces draps, pour n'en montrer que l'envers. Je passe par la défaite totale.
 
Ni certitude, ni désespoir. Pas même réussite à l'envers. Peut-être retrouver un flux désirant, une vibration charnelle, la couleur, que le Vieux de « la Montagne » et des baigneuses a bien su capter.
 
Dans les deux sous-sols de la galerie, j'expose une autre série de toiles (1958-65), car leur longue génèse est analogue à celle de 1973.
 
Pour protéger un parquet neuf, je l'ai couvert de plusieurs couches de toiles ratées (les signes sur fond blanc qui ne tolèrent pas la correction).
 
Sur ces couvre-sols improvisés, j'ai travaillé, marché, déversé de la matière picturale qui coulait, imbibait, s'écrasait sous les pieds. Ces guenilles excrémentielles se transformaient lentement au cours des années en couches stratifiées, comme le guano des Iles. Totalement détruites en tant que tableaux, elles se dépassaient par leur négation même, devenant un terrain fertile.
 
Je les ai reprises systématiquement à partir de 1962. Leur fond blanc et l'écriture noire initiale n'existaient plus. Selon que les toiles appartenaient à telle ou telle couche, au gré du hasard, elles étaient plus ou moins imprégnées, encroûtées ou usées, voire érodées jusqu'à la trame. J'ai suivi. Une couche finale – blanche dans la plupart des cas, - enlevée aussitôt par raclage et qui laissait un striage et un voilage opaque : « une couche de fond » en somme. Encore une opération à l'envers.