réalisé pour le mgazine Art in America
Jean-Paul Ameline : Judit, tu es arrivée à Paris en juin 1950 après avoir quitté, à 27 ans, la Hongrie, ton pays natal, en mars de la même année. Dans quelles circonstances ?
Judit Reigl: En traversant l’Europe à pied, la plupart du temps et avec des moyens de fortune comme l’auto-stop, en bénéficiant parfois de l’aide de quelques amis de rencontre ou d’associations qui m’ont donné des billets de train....J’ai toujours eu de la chance dans ma malchance !
JPA : Cette sortie de Hongrie était clandestine ?
JR : Absolument, rideau de fer compris ! J’avais d’ailleurs déjà quitté la Hongrie une première fois en octobre 1946 avec trois amis peintres munie d’une bourse pour étudier l’art en Italie mais, à mon retour à Budapest à la fin d’octobre 1948, j’avais dû rendre mon passeport. Le système politique stalinien se mettait en place et on commençait à nous proposer des commandes dans le style réaliste-socialiste imposé par Jdanov...
JPA : C’est donc pour des raisons de peintre que tu as quitté la Hongrie...
JR : A 120% ! Et pourtant, j’étais pleine d’enthousiasme : je voulais bâtir le socialisme, j’étais idéaliste, naïve...mais la réalité, c’était l’inverse de ce que j’espérais : j’ai reçu plusieurs commandes du Ministère de la Culture pour faire les portraits de Staline, de Gerö, de Ràkosi...De leur côté, les Français m’avaient donné une première autorisation pour venir à Paris et j’ai donc redemandé un passeport pour sortir de Hongrie mais on me l’a refusé, et l’on m’a même refusé de la peinture pour travailler !
C’est au bout de huit tentatives de sortie clandestine que j’ai réussi, la neuvième fois, à franchir le rideau de fer après avoir marché 35 km à travers la zone russe jusqu’à Fürstenfeld en zone anglaise...
Du 10 mars à la fin juin 1950 j’ai traversé l’Europe, avec très peu d’aide. En Suisse, on m’a proposé de travailler pour un an comme femme de ménage, ou d’aller en usine. J’ai refusé et j’ai dit aux Suisses que je ne leur demandais qu’une seule chose : qu’on me laisse arriver à la frontière française, ce qu’ils ont refusé…Je suis finalement passé par l’Allemagne et la Belgique et je suis arrivé à Paris via Lille par le train. Ce dimanche matin, à la sortie de la Gare du Nord, sur le boulevard de Clichy, c’était un dimanche matin, et la déception fut énorme ! Paris était sale, moche, misérable !
JPA : Est-ce qu’on t’attendait à Paris ?
JR : On m’attendait. Je me suis tout de suite rendue chez Simon Hantaï et sa femme qui étaient arrivés en France deux ans avant moi. Bientôt, j’ai pu m’installer aux ateliers de La Ruche grâce à un très bon ami peintre, Antal Biró, et ce sont Pierre et Véra Szekely qui m’ont obtenu ma première commande, une peinture murale dans un bâtiment aujourd’hui disparu près de l’Autoroute de l’Ouest...
JPA : C’est par l’intermédiaire d’Hantaï que tu rencontres André Breton ?
JR : Oui, mais c’est quatre ans plus tard. En mai 1954, Hantaï a proposé à Breton de venir voir mon atelier. C’est là qu’il a vu un de mes premiers tableaux faits à Paris, Ils ont soif insatiable de l’infini, inspiré par un poème de Lautréamont. Devant le tableau, Breton a été très frappé et dès le lendemain m’a écrit une lettre où il me confiait son émotion d’avoir été devant cette image si proche de celle de Lautréamont. De plus, Breton m’a tout de suite proposé de m’organiser une exposition. J’ai refusé, car je ne me sentais pas prête. Meret Oppenheim m’a aussi emmenée à la galerie Berggruen ; dans la galerie, j’ai vu les fauteuils Louis XV, j’ai pris peur. Je ne me sentais pas libre... j’ai préféré continuer de travailler dans mon petit atelier de 4 mètres par 3... J’allais chaque jour aux réunions du groupe surréaliste. En juillet, j’ai lu L’amour fou et ça m’a bouleversée. J’ai eu alors envie d’offrir Soif insatiable à Breton et il l’a accepté. En novembre, il m’a à nouveau proposé une exposition ; j’ai répondu : « Je suis prête ». Elle a commencé le 19 novembre à la galerie de l’Etoile Scellée. Tous les surréalistes sont venus...Max Ernst est passé. Dans la galerie, il y avait un petit poêle à charbon. Max Ernst a dit : « Je regarde le feu, je regarde les tableaux de Judit Reigl, ils vont bien ensemble ; ça tient. » Parmi les quatorze peintures de l’exposition, il n’y avait que deux oeuvres figuratives : Soif insatiable et Volupté incomparable....Les autres étaient des tableaux abstraits réalisés depuis septembre 1953 dans un automatisme total, à la fois psychique et physique.
JPA : Comment les surréalistes regardaient-ils ces tableaux abstraits ?
JR : Certains tableaux abstraits avaient des formes organiques qui ont pu intéresser Breton. Malgré sa préférence pour la figuration, il avait compris leur intérêt...mais la contradiction était là.
JPA : Mais l’automatisme n’était-il pourtant pas à la source de ces tableaux abstraits ?
JR : L’automatisme que j’ai pratiqué était total, global. Mais les surréalistes, dans leur majorité, étaient revenus vers l’imagerie. Je voulais aller au-delà des rêves, en dessous. Tout au début, avec l’aide de Hantaï, j’ai essayé de peindre en utilisant des lames incurvées, comme des lames de rasoir. Ca ne marchait pas. J’ai travaillé seule, ensuite, avec une tringle à rideaux coudée achetée au marché aux puces. Trois mois après le début de l’exposition, en décembre, j’ai préféré quitter le groupe surréaliste et je l’ai écrit à Breton. Le critique Charles Estienne avait invité les surréalistes à exposer à la galerie Kléber et demandé Soif insatiable pour l’accrochage. J’ai refusé. Je ne voulais plus exposer ce tableau car je l’avais dépassé à ce moment –là.
JPA : Et Breton a compris ta démarche ?
JR : Je ne sais pas. Il m’a répondu par une lettre très gentille. Hantaï lui-même, qui devait quitter le groupe trois mois plus tard, a dit qu’il n’y avait pas autre chose à faire.
JPA : Qui sont alors les artistes qui te semblent les plus proches de toi ?
JR : Mon ami Antal Biró m’emmenait souvent dans les galeries : chez Drouin, chez Maeght, chez Loeb. J’y ai vu, parmi d’autres, Mathieu, Tanguy, Ernst, Duchamp. Matta m’a très profondément touchée. Ses grands tableaux abstraits, « cosmiques », m’ont bouleversée.
JPA : Et les Américains ?
JR : C’est vers 1955 que j’ai commencé à entendre parler de Pollock, chez Drouin. Ensuite, j’ai exposé avec De Kooning, Kline, et d’autres expressionnistes abstraits américains en 1964 à New York, à l’occasion des International Award au Guggenheim Museum, puis en 1967-68, à l’occasion des Carnegie Award, à Pittsburgh.
JPA : C’est aussi à la galerie Drouin que tu exposes en 1956 avec Degottex, Hantaï, Claude Georges, Mathieu, Viseux, dans une exposition intitulée « Tensions ». Qu’est-ce qui vous rapproche ?
JR : Mathieu était le plus important pour nous. Il s’agissait de peindre sur des grands formats avec tout le corps, en privilégiant la vitesse d’exécution et sans avoir une conception préalable de l’oeuvre à peindre.
JPA : Comment tes tableaux sont–ils alors réalisés ?
JR : Sans aucun dessin préparatoire ni pinceau : avec les deux mains, en marchant vers la toile, parfois en jetant la peinture à distance.
JPA : Et pourquoi cette série s’intitule-t-elle Eclatement ?
JR : Je sentais en moi comme un centre qui avait éclaté. Comme un traumatisme. Cela correspondait aussi à l’éclatement du surréalisme et coïncidait étrangement avec le début de l’insurrection hongroise d’octobre 1956 à Budapest.
JPA : La série suivante s’intitule Ecriture en masse. Pourquoi ?
JR : Parce que la peinture est placée par masses sur la toile. J’avais acheté un matériau qui sert aux maçons : un noir broyé qui sèche lentement, en profondeur, pendant des années, ainsi je travaillais toujours sur six à huit toiles en même temps. A partir d’un fond blanc, je plaçais sur la toile les mottes de peinture avec un lame souple et arrondie, quelquefois une simple baguette de bois, et je les « montais » ensuite de bas en haut sur la toile, en recouvrant, avec ce noir broyé, les couleurs plus légères placées en dessous. Je savais immédiatement si c’était réussi ou raté, et, dans ce cas, il n’y avait pas de retouche possible. Les toiles ratées étaient utilisées comme couvre-sol dans l’atelier. La destruction a d’ailleurs toujours fait partie de mon travail : sur 4000 peintures, combien m’en reste-t-il aujourd’hui ?
JPA : Ce qui étonne, c’est le rapport de ces masses picturales à l’espace : Elles semblent en mouvement.
JR : Elles sont en apesanteur et l’on ne sait si elles montent ou descendent. Ce « flottement » est celui de toute ma peinture, jusqu’aux Déroulements des années 1974-85.
JPA : Dans tes textes, tu établis un rapport entre ces peintures et les mouvements propres à la Terre ou au Cosmos…
JR : Ce n’est pas un rapport : c’est la même chose ! Mais cela passe par moi. Héraclite dit bien : « Ta Panta Rheï » c'est-à-dire « Tout s’écoule ». Et j’ai traduit Déroulement en hongrois par « Folyamat », c'est-à-dire par « mouvement dans la durée » en pensant au déplacement d’un fleuve.
JPA : C’est alors de Mathieu que tu te sens la plus proche ?
JR : Oui, mais, chez Mathieu, le mouvement s’est figé et ses tableaux tardifs évoquent un fer forgé ou une passementerie. Au départ, il est dans la décharge électrique. En 1953, un de ses tableaux, présenté chez Drouin, m’avait littéralement sidérée, comme un coup de foudre.
JPA : Et, de plus, il arrive très vite aux très grands formats…
JR : Et moi, je n’ai jamais eu d’atelier à ma mesure. Ils ont toujours été trop petits. Et peut-être que ces ascensions ou ces chutes, ces apesanteurs, dans ma peinture, proviennent du besoin de sortir de cet enfermement…
JPA : La série Guano (1958-65) vient-elle aussi du désir de sortir de cet enfermement ?
JR : Les Guano sont faits simultanément aux Ecritures en masse à partir de 1958. A l’occasion d’un déménagement, j’ai posé sur un parquet qu’il fallait protéger des anciens tableaux ratés des séries Ecriture en masse et Centre de dominance sur lesquels j’avais marché durant des années sans plus y penser. Ils s’étaient fossilisés et je les ai ainsi remarqués. La matière déchue, excrémentielle, était devenue une merveille. On peut rapprocher ces tableaux des peintures de Dubuffet auquel je m’étais alors beaucoup intéressée...
JPA : Quand montres-tu cette série ?
JR : Jean Fournier, qui dirigeait la galerie Kléber et qui a montré mon travail de 1957 à 1962, a présenté un Guano au Salon d’Automne en octobre 1962, mais la première galerie à m’acheter des oeuvres a été la galerie Van de Loo à Munich à partir de 1958. C’était formidable. Grâce à elle, j’ai montré mes Eclatements et mes Ecritures en masse à Munich mais aussi à Lausanne et en exposition personnelle à Fribourg-en Brisgau, en Allemagne, au cours des années soixante. René Drouin m’avait aussi aidé à participer à ma première exposition collective dans un musée, à Wiesbaden, en 1957.
JPA : Judit, il faut maintenant évoquer un moment important de ton travail: l’arrivée de figurations anthropomorphes dans tes oeuvres à partir de 1966...
JR : Cela ne m’est pas apparu immédiatement. Quand j’ai commencé à remarquer que cette présence imperceptible devenait clairement figurative, je me suis dite : « Oh, mais je ne veux pas faire ça... ». J’ai donc essayé de retourner vers la non-figuration qui était depuis quinze ans mon domaine quotidien. A ma grande (et mauvaise) surprise, ça insistait. Finalement, après un moment, j’ai dû accepter parce que je me suis dite : « cette chose vraiment importante pour moi, qui passait inaperçue à mes yeux, était déjà là. J’avais déjà réalisé, de l’imperceptible au perceptible, la même chose : l’Ecriture en masse était déjà devenue, en quelque sorte, cette série que je n’ai dénommée Homme que bien plus tard car je n’avais eu aucun programme préconçu dans ce sens..
JPA : Ces figures qui apparaissent en 1966 sont incomplètes : ce sont des torses...
JR : On m’a même dit qu’elles étaient « tronquées » ou « mutilées ». Absolument pas. Elles sont seulement plus grandes que la toile. Elles veulent la dépasser et elles la dépassent.
JPA : Et ces corps apparaissent en lévitation dans l’espace...
JR : Pas encore en 1966. Ils se dressent debout, verticalement, contre le néant, comme une réponse humaine. Ensuite ils essaieront de se dégager, de se libérer, de s’envoler. Ils se sont imposés.
JPA : Et ce sont le plus souvent des corps masculins...
JR : Oui, pour la plupart, parce qu’ils se dressent activement contre le néant, qu’ils affirment leur existence, leur libération. Selon moi, ceci demandait cela. Pourtant, je crois que l’art est à la fois masculin et féminin, Yin et Yang. Il y a entre ces deux pôles une totale complémentarité, une harmonie. Les corps féminins sont apparus un peu plus tard. Il n’y a pas eu de hiérarchie.
JPA : Le mot de lévitation te gêne, les concernant ?
JR : Ca vient après. Si tu remarques bien, tu les vois d’abord se dresser debout, lutter, essayer de se libérer, parfois réussir, mais il y aussi des culbutes, des chutes... parfois des montées qui se concluent par des équilibres ô combien éphémères et momentanés !
JPA : On pense aussi à d’autres oeuvres venues de l’Histoire de l’Art, où des corps semblent aussi en lévitation dans l’espace...
JR : Bien-sûr, tu peux imaginer des références inconscientes, chez moi, à Signorelli, à Michel-Ange, à Tiepolo... Cela je peux aussi le remarquer, et l’accepter...
JPA : Dans cette série, les corps apparaissent toujours nus, musclés, puissants...
JR : Si tu veux casser tes chaînes, il faut aussi de la force physique, c’est pourquoi les jambes, les bras sont puissants. Tout va ensemble : le psychique et le physique.
JPA : Le psychique semble même s’absorber dans le physique : les corps n’ont pas de visage...
JR : Faire un visage c’est déjà individualiser. Ce que je veux éviter, c’est la personnalisation. Au fond, l’expérience fondamentale n’est pas proprement humaine : c’est l’expérience d’être, en deçà et au-delà de l’humain.
JPA : Ce qui explique peut-être que tu aies poursuivi le travail sur cette série....
JR : Pendant six ans, de 1966 à 1972, huit même si l’on ajoute la série Drap/Décodage où j’ai repris les empreintes de mes figures anthropomorphes sur des toiles très fines, presque transparentes.
JPA : Et malgré cela, la série Homme n’a presque jamais été montrée, sauf en 1999, à Beaulieu-en Rouergue, dans le sud de la France.
JR : Et je le regrette, pour la compréhension de l’ensemble de mon oeuvre. Il y a une cohérence dans ma peinture depuis maintenant plus de cinquante ans qu’on ne peut jamais voir, ou, du moins, trop rarement.
JPA : Il est de fait que, quand tu passes à cette nouvelle phase, tu t’éloignes fortement des artistes abstraits aux côtés desquels tu exposais. Cela a pu déconcerter...
JR : Je pourrais même dire, si je voulais être véridique, qu’il y a eu une incroyable résistance de la part de ceux qui connaissaient mon travail précédent, dès qu’ils m’ont considérée comme «figurative ». Ainsi, Bernard Ceysson, directeur du Musée d’art moderne de Saint-Etienne, ne voulait même pas voir ces nouveaux tableaux alors qu’il avait aimé les Ecritures en masse... Les critiques d’art, les marchands, les conservateurs voulaient que je continue ce que je ne voulais plus faire. Je ne pouvais tout de même pas faire des tableaux pour leur faire plaisir !
JPA : A quel moment as-tu perçu que cette série était désormais mieux acceptée ?
JR : Elle n’a jamais été vraiment acceptée. Surtout en France, où l’on a très mal compris cette évolution. En Allemagne, et aujourd’hui en Amérique, cela semble mieux se passer...
JPA : C’est peut-être aussi parce qu’après cette phase figurative, tu es revenue, à partir du Décodage, à une période abstraite...
JR : Mais c’est pourtant la même chose ! Même encore aujourd’hui, la France reste prise dans cette opposition Figuration-Abstraction que j’ai subie.
JPA : Et ce nouveau passage à l’abstraction, en 1974, s’opère à travers l’expérience de la série Décodage...
JR : Oui. Le Décodage correspond à l’empreinte des anciens tableaux de la série Homme que j’ai voilés et dont j’ai fait ensuite le relevé sur le recto de ce voile. J’ai seulement montré ensuite le verso qui correspond à l’empreinte de la peinture après sa traversée du voile.
JPA : Et ce travail à partir de l’empreinte va devenir, pour les années 1974-1986, une constante dans ton oeuvre...
JR : La seule constante de mon travail est l’expérience d’être ! Si ça doit être figuratif, j’accepte. Si cela devient abstrait, j’accepte aussi. La série Drap/Décodage m’a permis de sortir du carcan très dur de la série Homme. Là encore je me suis dit : « Je dois me libérer » et c‘est arrivé tout naturellement, organiquement, ontologiquement, à partir des qualités propres de la matière picturale, à partir du mouvement de mon corps devenu un simple instrument me permettant une écriture aussi fluide que la toile qui la reçoit, comme un « fleuve en mouvement » encore.
JPA : Les Décodages sont en effet réalisés hors châssis sur des toiles libres…
JR : On m’a dit que c’était comme des linceuls, des suaires, alors que ce ne sont que des empreintes légères sur des toiles semi-transparentes, comme des saris indiens…
JPA : Et ce sont ces Décodages qui t’amènent à la série Déroulement en 1974…
JR : Et les Déroulements sont à nouveau totalement abstraits, mais pourquoi pas ? Il n’y a pas de voie unique pour la vie : l’unicellulaire est bien devenu un homme et, de là, Dieu sait où…
JPA : Mais cette fois tu travailles des deux côtés de la toile….
JR : C’est déjà, en quelque sorte, ce que je commençais à faire avec les Décodages, mais jusqu’à présent, dans les Décodages, je ne montrais toujours que le verso de la toile. Dans les Déroulements, la peinture apparaît au recto (le côté peint) sous forme ondulatoire, et au verso sous forme corpusculaire, puisqu’elle a traversé partiellement la toile. Mais la physique moderne a bien découvert la nature double de la matière, à la fois ondulatoire et corpusculaire… Cela m’a toujours intriguée ; un jour, je suis tombée sur un article qui l’expliquait, et je me suis dite : « Tiens ! C’est ce que je fais sur la toile ! »
JPA : Mais la réalisation des Déroulements est tout à fait nouvelle puisque tu agrafes des toiles vierges sur tous les murs de l’atelier et que tu les peints ensuite au pinceau en déambulant le long des murs…
JR : Jamais au pinceau. Je fabrique toujours moi-même mes instruments : je me fais une sorte d’éponge consolidée que je trempe dans la peinture ; cela me permet de travailler à deux mains. Souvent aussi, j’écoute de la musique classique tout en travaillant. C’est ainsi, en écoutant Jean-Sébastien Bach, que naîtra une nouvelle série que j’ai intitulée L’Art de la Fugue…
JPA : Tu arrives ainsi à une sorte d’écriture cursive le long de la toile…
JR : Une écriture ondulatoire avec de la peinture glycérophtalique grasse(une sorte de Duco) sur le recto qui s’amincit et devient corpusculaire en passant sur le verso. Curieusement, cette peinture très grasse résiste à la teinture acrylique que j’applique ensuite sur tout le verso de la toile installée, cette fois, à l’horizontale sur un châssis provisoire. Dans une cette deuxième phase, la peinture grasse repousse l’acrylique comme les plumes d’un canard repoussent l’eau. C’est une lutte qui passe par la construction et la destruction et donne ce résultat incroyable, en sa dernière phase, d’une peinture visible tantôt sur son endroit tantôt sur son envers…
JPA : C’est donc un travail où tu utilises les qualités spécifiques de chacune des deux peintures…
JR : Exactement. Et je répète parfois les opérations plusieurs fois sur la même toile jusqu'à sa saturation. La technique est pour moi fondamentalement importante, depuis l’achat de la toile (une balle de coton de 100 mètres de long sur 2,40 mètres de haut que je prépare moi-même ensuite selon mes besoins) jusqu’au choix des formats, des peintures, et des instruments pour peindre. Je n’ai pas touché un pinceau pendant quarante ans, et maintenant, bizarrement, j’y reviens…
JPA : Des Eclatements aux Déroulements, le changement est donc total…
JR : Pour moi, c’est une seule et même chose. Que le soleil soit au zénith ou à son couchant, c’est le même soleil…
JPA : Mais, cette fois, les Déroulements vont intéresser une nouvelle génération de critiques et d’artistes...
JR : L’écrivain et théoricien d’art Marcelin Pleynet a même écrit qu’il considère toute mon oeuvre comme appartenant aux Déroulements, y compris dans ses aspects anthropomorphiques. D’ailleurs, un autre peintre de ma génération est aussi sans cesse passé de la figuration à l’abstraction en changeant ses techniques et ses matières : c’est Gerhard Richter…
JPA : Certains, au cours des années 70-80, ont pu ainsi te rapprocher de ce que l’on a alors classé dans « l’abstraction analytique ». D’ailleurs, la série Déroulement se démultiplie de 1974 à 1985 en séries qui la complètent…
JR : Pour moi « analytique » ne signifie rien. Ce qui prime pour moi, c’est la découverte, cette expérience d’être, de façon universelle. Quant aux séries qui suivent Déroulement, elles viennent de la même source d’où sont issues la musique ou la poésie, c'est-à-dire du geste élémentaire, du rythme, du tempo, de la pulsation.
JPA : Ce qui associe Eclatement, Ecriture en masse et Déroulement, c’est donc le geste sur la toile…
JR : Oui, mais pas le geste en tant que signe. La destruction des signes appartient à mon travail, ce qui me distingue de Mathieu ou Degottex, par exemple.
JPA : Le signe lui-même serait donc une limite ?
JR : La vie est construction et destruction, ce qui se trouve dans mes peintures dès le début. Degottex va à la déconstruction et à la désincarnation. Pour moi la peinture doit s’incarner et se détruire. Le Déroulement, c’est ça : une action dans la durée pour trouver cette source fixe qui permet que le mouvement existe.
JPA : En 1986, à nouveau, la figure humaine revient et la première série où les corps réapparaissent s’appelle Entrée-Sortie…C’est une césure ?
JR : Mais il n’ y a pas de césure ! En 1986, la série Hydrogène, la dernière des Déroulements, semblait s’ensevelir sous les couches de peinture. Elle devenait comme un mur qu’il fallait franchir. J’ai donc tracé une sorte d’ouverture rectangulaire sur la toile que certains ont appelé « porte », et, dans cette porte est apparue une figure humaine. Pourquoi ? Je ne sais pas. Parce que de nouveau, ça veut sortir de cette porte, sortir de ce mur…
JPA : Et cette figure humaine est une silhouette.
JR : Une silhouette qui essaie de s’envoler elle aussi. Comment ? En détruisant cette porte et c’est ainsi qu’Entrée-Sortie est devenu Face à… parce que ce qui reste en face de moi-même, c’est moi-même.
JPA : Si je comprends bien, cette silhouette est présente dans le tableau parce que tu es dans le tableau…
JR : Je suis à la fois l’image dans le miroir, le miroir, et le spectateur qui voit le miroir… Je suis tout ensemble. C’est cette base élémentaire que je cherche.
JPA : Pour les figures en vol des années 60, on a parlé d’Icare. Quelquefois, tu utilises le nom de Lazare pour désigner ces figures…
JR : C’est plutôt toi qui as utilisé cette dénomination. C’est un excellent terme mais ça ne vient pas de moi. Pleynet avait aussi remarqué que j’avais sur un mur de mon atelier une reproduction d’une image des catacombes de Rome représentant un personnage devant un tombeau : c’est Lazare. Je l’ai encore…
JPA : Quelle a été la réaction des critiques devant cette nouvelle série ?
JR : Très limitée car ils n’ont pas vu le lien qui l’associe à l’ensemble de mes séries..
JPA : C’est pourquoi, dans tes expositions, tu préfères maintenant associer oeuvres abstraites et oeuvres figuratives. Comme au Centre Pompidou, en 1994, à l’occasion de la présentation de la donation de Maurice Goreli, ton principal collectionneur parisien ; comme à Budapest, en 2005, lors de ta rétrospective au Mücsarnok.
JR : Oui, et celle-ci a eu lieu en grande partie grâce à l’activité de Kalman Maklary, mon galeriste, qui m’a exposée dans plusieurs foires européennes depuis cette date, à Paris, à Cologne, à Moscou… Et c’est ce que fais aussi Janos Gat aujourd’hui dans sa galerie à New York, en présentant mes principales séries en plusieurs expositions successives: en 2007, les Eclatements et les Ecritures en masse, aujourd’hui la série Homme et au printemps prochain les Déroulements.