réalisé pour KANAL N°6, PARIS
Yves-Michel Bernard : Je souhaiterais que nous évoquions vos débuts à Paris et votre rencontre avec les surréalistes et André Breton.
Judit Reigl : Quittant la Hongrie en 1950, j'étais à la recherche des mouvements artistiques en Occident. (C'était la guerre, l'époque stalinienne, le manque d'informations et d'expositions d'art moderne). Le surréalisme, quoique bien au-delà de son apogées, m'a permis de combler ces lacunes. Surtout je compris assez vite qu'il disposait encore d'une voix majeure, restée curieusement inexpérimentée en tant que système : l'automatisme psychique-physique, ou exactement l'écriture automatique vécue dans sa plénitude, en employant les mouvements du corps entier sur de grandes surfaces. Une descente au-delà des rêves, jusqu'à l'infrastructure de l'inconscient. Là où la peinture existe (sans image, sans symbole, ni signe) en tant que geste et rythme, pulsion, pulsation élémentaire, cadence. M'inscrivant instantanément, sans retouche ni pause avec l'aide d'un outil, fabriqué par moi-même, qui donne simultanément forme, plasticité, volume selon mes mouvements dans la matière humide de la peinture fraîchement étalée sur la toile. Le résultat fut une série de toiles réalisées à partir de 1953. c'est à cette époque que André breton m'invite à les montrer à la galerie Etoile Scellée où il organise et préface cette exposition en novembre 1954. Entre temps mon expérience picturale continue : l'écriture automatique poussée à bout, l'abandon de l'outil, font tout exploser. Je dépasse le surréalisme même. Au printemps 1955 il ne reste que le fond blanc et le vide du centre éclaté fuyant hors du tableau. Je réalise la série Eclatements 1955-56. Je me retrouve sur un terrain universel où Kline, Pollock, et Clifford Still ont puisé chacun à leur façon.
Y-M B : En 1958, vous débutez une série que vous intitulé Guano, pouvez-vous nous expliquer l'origine de ce choix ?
J.R : Il faut préciser que le titre apparaît toujours a posteriori, en réfléchissant sur mon travail. Dans le cas de la série Guano, mot espagnol d'origine péruvienne qui désigne la matière constituée par les amas d'excrément d'oiseaux marins (puissant engrais pour fertiliser la terre) il s'agit au départ des toiles ratées de la série Eclatements et Ecritures en Masse. Je les ai placé au sol pour protéger le parquet neuf d'un atelier loué. Pendant des années je marchais sur ces couvres-sol improvisés. La matière picturale tombait, s'accumulait par couches, par strates, s'écrasant sous mes pieds. Lentement ces guenilles excrémentielles se stratifiaient, se transformaient en terreau fertile. Exactement comme le guano. Je les ai repris, leur donnant une simple forme architecturale.
Y-M B : Quel a été ce parcours de votre dernière exposition en 1962 à la galerie Kléber, dirigée par jean Fournier, jusqu'à 1972, où vous inaugurez les nouvelles cimaises de la galerie Rencontres ?
J.R : J'ai quitté la galerie Fournier en 1963, et pendant dix ans je n'ai plus exposé en France. Ce fut un passage très difficile dans ma vie. Bien sûr j'ai participé à des expositions de groupe à l'étranger au Musée Guggenheim, à New-York, au Carnegie institute à Pittsburg et j'ai eu deux expositions personnelles à la Galerie Van de Loo en Allemagne. Mais ici en France ce fut le vide total, le silence absolu. Je crois qu'il reste encore des séquelles de cette période. Evidemment j'ai continué à peindre des séries importantes pour mon évolution personnelle comme Ecriture en Masse et, simultanément les Guano (jusqu'à 1966); Expérience d'apesanteur (1965-1966) et la série Homme (1966-1972). Plus tard le Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris en 1976, le Musée de Grenoble en 1978 et le Musée d'Evreux en 1985 ont montré les séries ultérieures dont Déroulement. La galerie de France accroché les séries suivantes en organisant de grandes expositions. Homme fut la seule série qui ne fut jamais montrée au public.
Y-M B : Certaines personnes ont été étonnées par cette série Homme, notamment par cette apparition de la figure.
J.R : Etonnées ou carrément hostiles. Pourtant pour moi il s'agit de la même chose, l'Ecriture en Masse se transformait imperceptiblement, spontanément en écriture anthropomorphe. C'est la même peinture abstraite.
Y-M B : Dans vos oeuvres récentes le passage de la série Entrée-Sortie (1986-1988) à la série Face à... (1988-1989), s'est-il effectué suivant la même procédure ?
J.R : Oui, c'est le même passage surprenant. De l'imperceptible au perceptible, sans aucune pré-conception. La série Entrée-Sortie (1986-1988) a commencé sur les tableaux ratés du Déroulement et des séries ultérieures. Ils ont déjà une structure donnée que je solidifie par les couches successives. Lentement, ontologiquement, une structure architecturale émerge. Puis soudain deux ans plus tard, surprise : la figure humaine apparaît, s'impose, d'abord statique, debout. Je l'efface, elle réapparaît. Je raye, elle ressurgit, par écriture rapide, spontanément, cent fois répétée, cent fois supprimée, ensevelie. Enfin une violente énergie picturale fait éclater la structure architecturale et fait rejaillir obliquement la figure, essayant de la pousser en dehors de la toile. La surface devient un véritable palimpseste. Voilà l'Entrée-Sortie transformée en Face à...